L’existence de cette jeune femme est consignée dans un rapport rédigé en septembre 1738 à Québec par un commissaire de la Marine. Il y fait état de la capture d’une femme, Esther Brandeau, qui a fait la traversée vers la Nouvelle-France déguisée en garçon. Elle prétend avoir été victime d’un naufrage alors qu’elle était envoyée à Amsterdam pour y être mariée. Saisissant l’occasion d’échapper à son sort de femme, elle s’est alors déguisée en garçon, puis s’est engagée sur différents navires avant de tenter la traversée vers le Nouveau Monde, où elle espérait recommencer sa vie.
«J’ai décidé que ce n’était pas vraiment une aventurière. Je n’ai pas cru son témoignage, j’ai pensé que c’était un mensonge. J’ai des enfants», rigole Susan Glickman avec son joli accent en français. «J’ai plutôt décidé que c’était une conteuse. Un genre de Shéhérazade qui a sauvé sa vie en racontant des histoires», ajoute-t-elle.
En lisant ce fait historique, l’écrivaine a été intriguée que les fonctionnaires de Québec l’aient gardée aussi longtemps en Nouvelle-France. «C’est intéressant que ce soit arrivé comme ça. Elle a voyagé sous une fausse identité, elle portait des vêtements de garçons, ce qui était interdit aux femmes…» La colonie avait toutes les raisons de la renvoyer illico ou de l’emprisonner. Pourtant, la jeune femme n’est repartie qu’en octobre 1739, un an plus tard, sous décret du roi de France.
Archives et lettres
À partir des archives des quelques lettres échangées entre la France et le Québec sur le sujet, et après une recherche intensive sur la Nouvelle-France de l’époque, Susan Glickman s’est lancée. «C’était complètement nouveau pour moi, c’était très intéressant», dit-elle à propos du contexte historique et géographique de son roman.
Mais plus encore, c’est la personnalité imaginative d’Esther qui l’a inspirée. «À l’époque quand j’ai lu son histoire pour la première fois, j’étais prof d’anglais et j’enseignais Shakespeare. J’ai tout de suite trouvé qu’Esther était une fille de Shakespeare», raconte-t-elle. «Je pense que j’ai trouvé une âme soeur. Elle est passionnée de liberté, elle veut être égale aux autres et avoir toutes les possibilités de la vie ouvertes devant elle, mais à une époque où ce n’est pas possible», analyse Susan Glickman.
Dans son roman, Esther réussira à s’attirer la sympathie et la fascination de la colonie en racontant des histoires rocambolesques et exotiques. Elle se trouvera des protectrices, qui voudront la garder au pays. «C’est un hommage à la collaboration entre les femmes», pense l’auteure anglophone.
Migration et voyage
Étonnamment, ce n’était que la deuxième fois que Susan Glickman mettait les pieds à Québec, lors de son entrevue avec Le Soleil. La première fois, c’était à 16 ans. Pourtant, l’auteure maintes fois primée pour ses ouvrages et sa poésie a de profondes racines au Québec: elle a grandi au coeur du Montréal anglophone, dans une famille juive.
Cette identité religieuse teinte d’ailleurs ses deux romans (son premier, The Violin Lover, n’a pas été traduit en français). Dans Les aventures étranges et surprenantes d’Esther Brandeau, moussaillon, elle révèle un pan très méconnu de l’histoire de cette communauté au Québec. À l’époque, le Code noir interdisait la présence de Juifs dans toutes les colonies françaises. Ceux qui transgressaient cet interdit devaient le faire dans le secret le plus total…
«Je m’intéresse beaucoup à l’histoire juive. Je trouve qu’il y a beaucoup de préjugés encore aujourd’hui, et il faut les combattre. Le meilleur moyen, c’est la connaissance, qui fait qu’on peut avoir de l’empathie», dit-elle.
Et la charte de la laïcité proposée par le gouvernement péquiste est la pire façon de s’y prendre, ajoute Susan Glickman. «Je ne pense pas que le meilleur moyen d’obtenir une société laïque soit de supprimer les droits des minorités. Je trouve que la charte n’est pas faite de bonne foi. C’est quelque chose d’absolument politique», argumente-t-elle. «Et il n’y a pas de problème avec ceux qui portent des chapeaux, c’est ridicule!»
L’écrivaine a elle-même beaucoup voyagé et a travaillé ailleurs, notamment à Londres et en Grèce. L’histoire de la jeune Esther Brandeau, même si elle se passe au XVIIIe siècle, y fait écho. «Ceux qui abandonnent leur pays pour voyager dans un nouveau monde veulent être acceptés. Ce ne sont pas les ennemis de l’État», tranche Susan Glickman. «Les hommes ont beaucoup plus de choses en commun que de différences.»
**SUSAN GLICKMAN. Les aventures étranges et surprenantes d’Esther Brandeau, moussaillon, Éditions du Boréal, 235 p.
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